Le Carré Vert (scène 1)

Achille, Eugène, Francis, Helmut, Léon

Les quatre clients sont assis à quatre tables, sur lesquelles trônent une bouteille vide et un verre. Achille est derrière son comptoir, en train d’essuyer et de ranger des verres, un torchon à la main.

HELMUT : Dis donc, Achille, mon verre sonne bien vide ! Tu peux m’aider à faire cesser ce bruit insupportable, s’il-te-plait ? Je suis sûr que tu peux.

ACHILLE : Tu ne penses pas que tu as déjà bien assez bu ?

HELMUT : Non.

ACHILLE : Eh bien moi, si. Regarde ta bouteille, elle est du même avis que moi.

HELMUT (haussant légèrement la voix) : Pas du tout. Depuis quand un patron refuse de servir ses clients assoiffés et au bord de la déshydratation ?

ACHILLE : Tu n’exagères pas un peu, là ? Avec ce que tu as absorbé ce soir, tu pourrais ouvrir ton propre établissement.

HELMUT : Traitre ! Tu n’aimes donc pas l’argent ? Tu n’as qu’à tout mettre sur ma note.

ACHILLE : Ta note est tellement longue que je pourrais refaire la tapisserie de la salle avec.

Léon se met à ricaner.

ACHILLE : Et il m’en resterait encore pour mettre dans les toilettes.

LEON (toujours en ricanant) : Attends, moi aussi j’ai trouvé : son ardoise est tellement grande que je pourrais l’utiliser pour refaire toute ma toiture.

HELMUT : Traitre ! Toi aussi, tu es contre moi ?

FRANCIS (en s’affalant sur sa table) : Ça y est, c’est reparti…

HELMUT : Qu’as-tu, toi ? Ça ne tient même pas l’alcool et ça se permet de faire des remarques ! Je savais bien que vous étiez contre moi. Vous êtes toujours contre moi. Achille, sois professionnel, sers-moi encore un verre.

LEON : Tu ne vas plus retrouver le chemin pour retourner chez toi. Remarque, c’est ta femme qui sera contente…

HELMUT (haussant encore le ton) : Quoi ? Qu’est-ce que tu insinues au sujet d’Olga ?

FRANCIS (en baillant et en posant sa tête sur la table) : Elle s’appelle Olga, ton aimée ? J’ai toujours pensé qu’elle s’appelait Géraldine…

HELMUT : Va au bout de ta pensée, Léon !

EUGENE (en soupirant lourdement) : Oh non, ils vont encore se disputer.

LEON : La seule chose que j’insinue, que dis-je, que j’affirme, c’est qu’Olga en a marre de tes beuveries et de tes accès de colère.

HELMUT (tapant du poing sur la table) : Ça suffit ! De quel droit tu te permets de parler d’Olga ainsi ?

LEON : Nul besoin de vivre avec elle et avec toi pour s’imaginer ce qu’elle doit avoir à l’esprit. Elle étouffe, elle suffoque. La pauvre femme… Et tu ne le vois pas, ivrogne.

HELMUT (se mettant debout brusquement) : C’en est trop ! Achille, donne-moi une bouteille, que je lui casse sur la tête ! Je vais lui régler son compte. Tu mettras ça sur ma note.

EUGENE : Oh non, ils vont tout casser…

ACHILLE : Personne ne va rien casser et je ne mettrai rien de plus sur ta note.

LEON (en souriant) : Quitte à casser quelque chose, va chercher ta tirelire, histoire d’éponger un peu ta dette envers ce brave Achille.

HELMUT : Tu sous-entends que je ne paie jamais ce que je dois ? Achille, toi qui sais comme je suis honnête, sers-moi un dernier verre pour me donner du courage, et je le casse en deux !

ACHILLE : Non.

EUGENE (au bord des larmes) : Oh non, il va le casser en deux…

HELMUT : Achille, ne fais pas le sot, sers-moi donc. Je te rembourserai tout, c’est remis… c’est promis.

LEON (en riant) : Tu as dit « remis » au lieu de « promis ».

HELMUT : Tu vas te taire, parasite ! Ou c’est moi qui te ferai taire !

FRANCIS (relevant légèrement la tête) : Vous allez vous taire ? Ce n’est pas un peu fini ce bruit ? Il y en a qui essaient de dormir !

LEON : Oui, laisse dormir les honnêtes gens, les vrais.

Helmut pousse un cri primaire et se précipite vers Léon pour l’attraper mais trébuche tout seul, tombe par terre et y reste allongé. A l’instant où il glisse, Léon éclate de rire.

EUGENE (en sanglotant) : Ça y est, il s’est cassé en deux…

ACHILLE (qui reste calme et impassible) : Tu ne devrais peut-être pas tant te moquer de lui, Léon. Toi aussi, tu as une ardoise ici, une note certes pas aussi longue que celle de Helmut (en accentuant la prononciation du H), mais tout de même bien fournie.

LEON (arrêtant de rire mais gardant le sourire) : Oui, je sais, je sais. Tiens, c’est drôle comme mot, « fourni »… Fourni… Fourni… Four-ni…

ACHILLE : Toi aussi, Eugène.

EUGENE (en se mettant à pleurer) : Je sais, c’est horrible… Je ne vaux rien…

ACHILLE : Tu quoque, Francis.

FRANCIS : marmonnements presque inaudibles…

ACHILLE : Francis ?

FRANCIS : Humm… Oui ?

ACHILLE : Tu penseras à régler ta note.

FRANCIS : Oui, je ne l’oubli… (Puis il s’endort et se met à ronfler)

Léon rit silencieusement. Helmut est toujours par terre, immobile.

EUGENE (entre deux sanglots) : Pourquoi… Qu’est-ce qui te fait rire ?

LEON : Four-ni…

HELMUT : Oh, je crois que je me suis cassé quelque chose…

EUGENE : Oh non, il s’est cassé en deux…

HELMUT : Le coccyx du fémur, à tous les coups.

LEON : Fourni… Et si on lui fournit un pont, on obtient une fourmi. Et si une fourmi venait échanger une lettre ou aurait un fourbi.

HELMUT : Achille ?

ACHILLE : Oui ?

HELMUT : J’ai mal. J’ai dû me briser les reins. J’aurais bien besoin d’un petit remontant.

ACHILLE : N’insiste pas, tu n’auras rien.

LEON : Tu peux t’assoir dessus.

HELMUT : Mais je ne peux même pas m’assoir !

LEON (avec un large sourire) : Il fallait y réfléchir avant de faire l’enfant. Tu ne supportes pas l’alcool ; c’est une boisson d’adulte. Tiens, d’ailleurs, Achille, sers-moi donc un petit verre.

HELMUT (en s’agitant et en faisant de grands gestes) : Je vais l’assommer !

LEON : Achille, il vient ce verre ? Helmut va nous faire une crise.

HELMUT : Oh… Oh, attendez… Oh, je crois que ça y est… Je me suis vraiment cassé quelque chose, là.

EUGENE : Alors il nous a menti jusque-là ? Il n’était pas vraiment cassé en deux ? Achille, je crois que moi aussi, je vais avoir besoin d’un dernier verre. Pour me remonter le moral.

LEON (en riant) : Regardez-le se tortiller par terre, comme un fantoche qui aurait emmêlé ses fils.

FRANCIS (en se réveillant) : Tiens, c’est vrai qu’un petit verre ne serait pas de trop. Ça va me réveiller. Achille, je peux compter sur toi ?

ACHILLE : Messieurs…

EUGENE : Juste un petit verre…

FRANCIS : Pour me réveiller…

LEON : Un petit ver de terre qui se tortille sur le sol…

HELMUT : J’ai mal.

EUGENE : Un petit dernier…

FRANCIS : Sinon, je vais me rendormir…

LEON : Le petit dernier, tombé du nid en essayant de voler…

HELMUT : Je souffre.

Tous se taisent pendant quelques secondes.

HELMUT, LEON, EUGENE, FRANCIS (tous ensemble) : Alors, il vient, ce verre ?

ACHILLE : Messieurs, un peu de calme. Il faut que je vous dise quelque chose et j’ai pour cela grand besoin de votre calme le plus entier. Voilà : je suis à sec.

EUGENE : A sec ?

FRANCIS : Comment cela, à sec ?

HELMUT : De quoi ?

ACHILLE : Vous m’avez tout bu. C’est bien simple, je n’ai plus rien à vous offrir.

Léon éclate de rire.

FRANCIS : Je suis d’accord avec Léon, c’est une blague ?

ACHILLE : Pas du tout, pas du tout.

EUGENE : Quelle tristesse !

HELMUT : Quelle honte !

Puis il se lève sans problème et sort de la scène, en colère. Eugène se met à pleurer, Léon à rire et Francis s’allonge sur sa table, comme pris d’une soudaine envie de dormir.

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