Créer un site internet

Le Carré Vert (scène 3)

Achille, Eugène, Francis, Léon, Flavie

Une jeune femme entre dans la pièce, regarde brièvement autour d’elle et se dirige vers le comptoir, où elle s’accoude, pendant que les trois autres clients la fixent d’un regard interrogateur.

ACHILLE : Bonjour Mademoiselle, que puis-je pour vous ?

FLAVIE : Je sais qu’il est déjà bien tard, mais serait-il possible d’avoir quelque chose à boire ?

ACHILLE : Bien sûr. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

FLAVIE (après avoir réfléchi quelques instants, et toujours sous le regard insistant des trois hommes) : J’ai soif. Je suis un peu fatiguée de ma journée mais pas éreintée. Je ne sais pas vraiment où je me trouve mais je ne suis pas totalement égarée. J’ai fait pas mal de chemin. Mais je suis curieuse et j’aime découvrir de nouvelles choses. Alors vous avez carte blanche. Que me proposez-vous ?

ACHILLE : Le plus cher, évidemment. Non, je plaisante. Ce que je vous propose, Mademoiselle… (Il se penche derrière le comptoir, fouille pendant quelques secondes et fait remonter à la surface une bouteille remplie d’un liquide cuivré.) Je peux vous proposer ceci.

FLAVIE : Un cognac ?

ACHILLE : Un bon cognac.

LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble, en fixant la bouteille) : Un cognac ?

ACHILLE : Du calme, Messieurs.

FLAVIE : Qu’est-ce qu’ils ont ces trois-là ?

ACHILLE : Rien. Ils ont un peu trop bu et ne savent plus ce qu’ils font ni ce qu’ils disent. Alors, on part sur le cognac ?

LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble) : Le cognac ?

FLAVIE : Eh bien… Allons-y pour le cognac.

ACHILLE : J’aime assez celui-ci. Il est plutôt fruité et honnête (en accentuant la prononciation du H). Vous m’en direz des nouvelles. (Il remplit un verre sur le comptoir et Flavie en boit une gorgée.) Alors ?

FLAVIE : En effet, je confirme sa profondeur et sa robustesse. Très intéressant et fiable.

ACHILLE : N’est-ce pas ?

FLAVIE : Il danse sans s’essouffler. Il bondit d’une effervescence sans orgueil. Il tapisse le palais et bourdonne en rayons.

FRANCIS : Silence, folle !

LEON : Va-t-elle se taire, allons ?

FLAVIE : Qu’est-ce qu’ils ont encore ceux-là ?

EUGENE : Cessez cette torture…

FLAVIE : Cette quoi ?

ACHILLE : Laissez-les. Ce n’est qu’une bande de quatre ivrognes sans le sou.

FLAVIE : Quatre ?

FRANCIS : Des ivrognes sans dessous ?

EUGENE : Si ce n’est pas malheureux d’entendre cela… Moi, un fonctionnaire si honnête, qui n’a jamais fait un seul faux pas ni provoqué personne. J’aurais pu en vivre, des aventures palpitantes. Seulement, on n’est pas tous des héros. Je suis une victime. La vie m’a peu à peu plongé dans un océan de feuilles où je n’ai pas pied. Et je n’ai personne à qui me plaindre. A croire qu’il n’y a pas de service après-vente, au grand guichet de la vie.

ACHILLE : Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle. Ils entrent dans leur phase nostalgico-philosophique.

FLAVIE : Je vois…

LEON : Et moi… Irréprochable que je suis. Toujours bien entouré. Toujours aux petits soins avec Madeleine. Elle et moi, on travaillait dans la même entreprise. Elle était cadre et j’étais peintre. Vous voyez le tableau ? On gagnait bien notre vie à tous les deux, c’est vrai. Mais vous savez ce que c’est : la concurrence, l’offre, la demande, la performance, la productivité…

FLAVIE : Qu’est-ce qui s’est passé ?

ACHILLE (en chuchotant) : Non, ne l’encouragez pas…

LEON (en ricanant) : Vous allez rire… Plusieurs médias, notamment une émission de radio, se sont mis à encourager les gens à faire leurs travaux par eux-mêmes, quels qu’ils soient. Et les gens ont suivi, comme c’est souvent le cas. Ils se sont mis au bricolage, à la réparation, à la rénovation, à la peinture et à la construction. Résultat : les clients se sont faits de plus en plus rares, et par la même occasion notre chiffre d’affaires.

FLAVIE : Je ne trouve pas cela plus mal que les personnes se retroussent les manches et agissent par eux-mêmes, sans intermédiaire.

FRANCIS : J’ai connu quelqu’un qui travaillait à la radio. Elle s’appelait… Elle avait une voix d’or… Et elle… (Puis il s’endort sur sa table.)

FLAVIE : Dommage, on ne saura jamais son histoire, à lui.

ACHILLE : Je crois que c’est une peine de cœur. Enfin, si j’ai bien compris.

FLAVIE : Ah ?

ACHILLE : C’est bien triste, mais je pense que vous y perdrez moins à boire une nouvelle gorgée de ce cognac. Tenez.

Ajouter un commentaire

 
×