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Le Carré Vert (scène 5)

Achille, Francis, Léon, Flavie, Helmut

FRANCIS : Eugène a raison, Mademoiselle. Vous ne devriez pas… pas…

LEON : Vous emporter de la sorte. Ce ne serait pas raisonnable.

HELMUT : Ni digne d’une femme, la plus courageuse des créatures conçues par Dieu.

LEON : Et la plus belle.

FRANCIS : Et la plus douce.

LEON : Et la plus mystérieuse.

FRANCIS : Et la plus…

FLAVIE : Taisez-vous !

ACHILLE : Ça va peut-être aller, les flatteries là, non ?

LEON : Des flatteries ?

ACHILLE : Oui, tout ce qu’il y a de moins sincère.

HELMUT : Pas sincère ? Vous voulez rire ?

FRANCIS : Moi, je n’ai pas envie de rire.

ACHILLE : Vous n’obtiendrez rien, nada, niente, nimic. Cette bouteille, ma dernière, est réservée à cette jeune femme. Elle seule l’a bien méritée. Vous autres, vous n’aurez pas de désaltérants ni de hydratants (en accentuant la prononciation du H), en dehors de votre salive et de vos larmes.

FRANCIS : En parlant de larmes, où est passé Eugène ?

HELMUT : En parlant de l’arme, où est passé la mienne ?

LEON : Range-la, il y a d’autres moyens d’arriver à ses fins.

HELMUT : A savoir, Léon ?

LEON : Mademoiselle, je vous rachète cette bouteille. Le double, s’il le faut.

HELMUT : Et moi le triple.

FRANCIS : Non, moi le juste prix. Mais si vous voulez, j’ai une décapotable plutôt neuve et elle n’attend que votre charmant séant pour partir en promenade.

ACHILLE : Dans ton état, tu ne trouverais pas plus d’itinéraire que de pois sur le maillot du meilleur grimpeur.

HELMUT : Mademoiselle, soyez raisonnable. A votre âge, l’argent n’est pas à rejeter.

FLAVIE : En avez-vous seulement les moyens ?

LEON : Ou bien, on peut vous offrir autre chose.

FRANCIS : Des bijoux, par exemple.

HELMUT : Un bon souper au restaurant.

LEON : Un petit chiot si mignon.

FRANCIS : Une virée en barque.

HELMUT : En gondole.

LEON : Sur les canaux de Venise.

FRANCIS : Une nouvelle robe.

HELMUT : Des chocolats de maître.

LEON : Un tableau de maître.

FRANCIS : Une statue de deux mètres.

HELMUT : Un thermomètre.

ACHILLE : La corruption, maintenant ? Quelle honte !

HELMUT : De la corruption ? Non… De la négociation.

FRANCIS : Vous aimez les chevaux ? J’ai un cousin qui tient un haras. Je peux vous faire visiter, si vous voulez.

LEON : Vous êtes une femme intelligente et cultivée. J’ai l’intégrale des œuvres de Jacques Près-des-verres, d’Yves Remontant et de Jo Calva chez moi. Je vous les offre.

ACHILLE : Il faudra trouver autre chose, Messieurs. Et puis, inutile de chercher après tout. La seule chose dont cette femme a besoin, c’est d’un bon verre. En bonne compagnie. D’ailleurs, Mademoiselle, je ne vous ai pas demandé : vous venez de loin, comme ça ? C’est ce que j’ai cru comprendre.

Les trois buveurs, un peu fatigués, s’assoient ensemble à une même table, l’air déçu.

FLAVIE : J’ai fait pas mal de route, en effet. J’ai parcouru une bonne partie de la ville et de la campagne. Je ne vis pas excessivement loin, mais je ne connaissais pas du tout ce coin. J’ai terminé en sillonnant votre zone industrielle et j’ai fini par voir une lueur au loin, l’enseigne verte de votre bar.

ACHILLE : On peut dire que vous en avez fait des kilomètres ! Et vous n’en êtes qu’à la fin de votre premier verre…

FLAVIE : Je savoure.

HELMUT, LEON, FRANCIS (ensemble et en chuchotant) : Elle savoure…

FLAVIE : Je déguste.

HELMUT, LEON, FRANCIS : Elle déguste…

FLAVIE : Vous aviez raison, je me répète, il est loin d’être mauvais.

HELMUT, LEON, FRANCIS : Pourvu qu’elle s’étouffe avec.

ACHILLE : Et toutes ces bornes, vous les faites à pied ?

FLAVIE : A moto.

ACHILLE : Sans casque ?

FLAVIE : Je l’ai laissé dessus.

ACHILLE : J’espère pour vous que personne ne va y toucher.

HELMUT (à ses deux complices et toujours en chuchotant) : J’espère pour nous qu’Eugène va vomir dedans.

ACHILLE : Mais dites-moi, sans indiscrétion, vous errez sans but, ou bien au contraire ?

FLAVIE : Bien au contraire. Je m’efforce de réaliser chaque jour un acte généreux ou héroïque. Et je n’ai pas encore eu cette occasion aujourd’hui. Je n’ai pas rencontré la moindre personne à aider. Pas le moindre chat coincé sur un arbre. Pas la moindre grand-mère perdue devant un carrefour ou un passage piéton. Pas le moindre touriste en panne. Pas un seul oiseau blessé. Même dans la zone industrielle. Vous avez d’ailleurs une très belle zone industrielle, vraiment. Je tenais à vous le dire.

ACHILLE : Vous pensez qu’elle donnerait l’envie d’aller travailler ?

FLAVIE : Pas vraiment, il ne faut pas exagérer. Je ne vois pas ce qui pourrait donner l’envie d’aller travailler, de toute façon.

ACHILLE : Vous avez bien raison. Allez, je vous sers un deuxième, le petit frère.

FLAVIE : Merci.

Les trois buveurs se lèvent brusquement.

HELMUT : Ça suffit, Mademoiselle ! Vous dépassez les bornes !

FLAVIE : Pas encore. J’ai encore du chemin avant de rentrer chez moi.

HELMUT : Elle se paie ma tête ! Folle !

FLAVIE : Je vous dis la vérité. Tant que je n’ai pas eu mon acte héroïque…

LEON : La voilà, l’idée !

FRANCIS : Quelle idée ?

LEON : Mademoiselle, vous cherchez à faire preuve de générosité, n’est-ce pas ? Et nous, nous cherchons à bénéficier de générosité. L’idée est simple : laissez-nous boire à votre bouteille, et tout le monde sera content. L’équilibre de l’univers sera rétabli ! Qu’en dites-vous ?

FLAVIE : J’en dis…

FRANCIS : C’est une bonne idée. Je n’y aurais pas pensé.

FLAVIE : J’en dis…

HELMUT (impatient et légèrement excédé) : Va-t-elle répondre, enfin ?

FLAVIE : J’en dis…

LEON (en affichant un sourire forcé et stupide) : Prenez votre temps, Mademoiselle.

FLAVIE : J’en dis…

FRANCIS : Ne nous obligez pas à vous supplier…

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