Le Carré Vert (scène 6)

Achille, Francis, Léon, Flavie, Helmut, Eugène

Eugène arrive en courant et tombe à genoux devant Flavie.

EUGENE : Je vous en supplie, Mademoiselle ! Ayez pitié de nous, et surtout de moi !

HELMUT (en soupirant) : Oh non, mais qu’est-ce qui lui prend à celui-là ?

LEON (en ricanant) : Tu as parlé trop fort, Francis. Pas besoin de lui suggérer deux fois.

FRANCIS : Mais c’est qu’il écoutait à la porte, ou bien ?

EUGENE : Pitié ! Servez-vous de votre cœur. Ecoutez-le. Voyez mes mains tremblantes et mes yeux larmés. Ne laissez pas vos douces lèvres prononcer un refus qui écorcherait mes pauvres oreilles. Je ne pourrais y survivre.

HELMUT : N’en rajoute pas, surtout.

LEON : C’est vrai qu’il en fait peut-être beaucoup.

FRANCIS : Mais il a raison sur un point : Mademoiselle, vos lèvres semblent si douces. Et elles sont tellement plus belles quand on connait vos mots et votre intelligence. Ce serait un crime de les voir prononcer une telle sentence, de voir vos épaules si gracieuses se hausser d’indifférence, de voir vos sourcils si charmants se froncer de remontrance. Laissez ce don de verre préserver votre innocence.

HELMUT : Et lui, voilà qu’il parle en vers, maintenant.

LEON : Ne vous laissez pas séduire, Mademoiselle. C’est un comédien, bien qu’il n’ait pas totalement tort, un ignorant, une impasse. C’est une voie sans issue, une route à sens eunuque.

HELMUT : Faites plutôt appel à votre raison. Réfléchissez un instant. Vous disiez devoir reprendre la route jusqu’à chez vous. Il fait nuit, vous êtes en moto… Non, là vraiment, ce n’est pas raisonnable de vous alcooliser en plus. Vous feriez mieux de laisser la bouteille.

LEON : Ou bien songez à votre corps et votre bien-être. Vous êtes jeune et en bonne santé. Je parie que vous n’avez jamais vu le corps et le visage d’un être rongé par l’alcool.

EUGENE : Il a raison, malheureuse. C’est presque aussi gris qu’un être rongé par le tabac.

LEON : Vous n’avez qu’à regarder la tête de ce pauvre bougre de Francis.

FRANCIS : Quoi ?

LEON : Regardez-le bien. Il a les yeux plus éclatés qu’une prune trop mûre et des cernes qui pourraient lui servir de vide-poches.

HELMUT : Ou de hamac.

LEON : Et ce brave Eugène…

EUGENE : Qu’est-ce qu’il y a ?

LEON : Il a les traits si tirés et les rides si marquées qu’ils et elles servent de gouttière à la pluie qui tombe.

HELMUT : Il asperge ses voisins à chaque averse.

LEON : Et Helmut, si bon vivant et pourtant si proche de la mort.

HELMUT : Pardon ?

LEON : Il est si rond et si rouge que les voitures s’arrêtent quand il se tient à un carrefour. Les avions de chasse s’en servent pour se guider. Quand on le voit sur l’horizon, on croirait que le soleil est sur le point de se coucher.

HELMUT : Ça va, ça va…

FRANCIS : Et Léon ?

EUGENE : C’est vrai, ça, et Léon ?

LEON : Léon ? Léon… Il perd peu à peu le sens des réalités… Je ne sais même plus ce que je raconte. J’ai envie de rire, mais pourquoi ?

Un court silence s’installe.

ACHILLE : Conclusion ?

LEON : Restez saine de corps et d’esprit, en évitant les abus et en nous laissant cette dernière bouteille. Pour nous, notre compte est fait, il n’y a plus grand-chose à espérer. Mais vous, c’est différent. Vous avez la vie devant vous. Réfléchissez-y.

HELMUT : Pensez-y.

EUGENE : Songez-y.

FRANCIS : Allez-y.

FLAVIE : Messieurs…

HELMUT, LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble) : Oui ?

FLAVIE : Je vous propose quelque chose… (Elle boit son verre d’un trait.)

HELMUT, LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble) : Oui ?

FLAVIE : Je vous laisse cette bouteille… (Elle boit un autre verre d’un trait.)

HELMUT, LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble) : Oui ?

FLAVIE : A une seule condition… (Elle boit un autre verre d’un trait.)

HELMUT, LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble) : Laquelle ?

FLAVIE : Que vous arrêtiez la boisson. (Elle boit un autre verre d’un trait.)

LEON : Qu’on arrête de boire ?

FLAVIE : Oui. (Elle boit un autre verre d’un trait.)

FRANCIS : On peut y réfléchir un instant ?

FLAVIE : Prenez votre temps, Messieurs.

Les quatre buveurs se concertent en chuchotant, comme une équipe sportive avant un grand match. Achille les regarde avec un sourire en coin. Flavie boit encore un verre pour patienter. Au bout d’une quinzaine de secondes, les quatre se retournent lentement vers Flavie.

HELMUT : Eh bien, Mademoiselle, nous nous sommes concertés, et nous décidons d’accepter.

EUGENE : Enfin, nous allons essayer.

LEON : Nous ne pourrons peut-être pas arrêter complètement, mais nous vous promettons de limiter drastiquement.

FRANCIS : Nous ferons tous les efforts pour y arriver. Laissez-nous seulement cette dernière bouteille à titre d’encouragement, et nous sommes des hommes neufs.

FLAVIE : Et vous réglerez vos ardoises ?

LEON : Naturellement.

EUGENE : Cela coule de source.

FLAVIE : Dans ce cas… (Elle fait semblant de réfléchir et boit un dernier verre.) C’est entendu, elle est à vous.

FRANCIS : Vraiment ?

FLAVIE : Vraiment. (Elle se lève, remet ses vêtements en ordre comme quelqu’un qui s’apprête à sortir, et se tourne vers Achille.) A bientôt, mon brave, et merci pour cette courte mais charmante soirée.

ACHILLE : Revenez quand vous voulez, Mademoiselle.

Elle salue de la main les quatre buveurs et sort tranquillement du bar.

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