Le Carré Vert (scène 7)

Achille, Francis, Léon, Helmut, Eugène

Les quatre se regardent sans bouger mais en souriant. Achille reprend son nettoyage et son rangement comme si rien ne s’était passé. Puis les quatre cessent de sourire et se tournent vers le bar, où les attend toujours la bouteille. Ils attendent encore quelques secondes, comme s’ils étaient paralysés ou hésitants, avant de se précipiter tous les quatre vers le comptoir pour être le premier à attraper la bouteille. Ils l’attrapent à tour de rôle comme des enfants qui se chamaillent et se disputent un jouet.

HELMUT : Laissez-la moi !

LEON : Oh, le drôle !

EUGENE : Lâchez ça, vous allez la casser !

FRANCIS : Mais enfin, laissez-moi passer !

LEON : Bouffons !

HELMUT : Bande de larves !

FRANCIS : J’étouffe !

EUGENE : Ecartez-vous !

Helmut finit par la récupérer et garde ses trois rivaux à distance, se servant de son bras comme bouclier.

HELMUT : Je l’ai !

EUGENE : Voleur !

HELMUT : Alors maintenant… Mais, attendez, les trois petits cochons ! Attendez une seconde…

LEON : Quels petits cochons ?

FRANCIS : C’est toi le porc !

HELMUT : Non, attendez… Regardez la bouteille.

Il leur tend la bouteille.

EUGENE : Quoi, la bouteille ?

HELMUT : Regardez, enfin ! C’est moi qui délire ou elle est…

LEON : Vide ! Mais elle est vide !

EUGENE : C’est bien vrai, qu’elle est vide !

FRANCIS : Il n’y a pas plus vide.

EUGENE : Quelle tristesse, ce vide…

HELMUT : Elle est vide comme un discours de politicien, comme une émission de télé-réalité !

LEON : Vide comme la gourde d’un touriste dans le Kalahari.

EUGENE : Vide comme une bouteille dans la voiture d’un chasseur.

FRANCIS : Vide comme la mémoire d’un bachelier.

HELMUT : Vide comme les chances que cette demoiselle a de m’échapper ! Elle nous a bien eus, cette canaille. Je vais la rattraper et lui faire payer.

ACHILLE : Comme tu dis, Helmut (en accentuant la prononciation du H), elle vous a bien eus !

EUGENE : Elle doit être loin, maintenant.

ACHILLE : Eugène a raison, alors laisse tomber. C’est ce que tu as de mieux à faire.

Helmut pose tristement la bouteille sur le comptoir et Francis s’assoit par terre.

FRANCIS : Alors, c’est fichu…

LEON : Je ne sais pas s’il faut en rire…

EUGENE : Ou en pleurer…

HELMUT : Ou s’énerver…

FRANCIS : Ou s’endormir. Qu’est-ce qu’on fait alors ?

ACHILLE : Il ne vous reste qu’à tenir parole, non ? Elle l’aura eu, finalement, son acte héroïque (en accentuant la prononciation du H).

HELMUT : Après tout, tu as peut-être raison. Je vais rentrer. Olga va finir par s’inquiéter.

LEON : Madeleine aussi.

EUGENE : Mon chat aussi.

FRANCIS : Il commence à se faire tard, et je tombe de sommeil. Salut Achille !

Tous quatre se dirigent vers la sortie, l’air un peu déçu, mais Achille les arrête dans leur élan.

ACHILLE : Attendez, Messieurs !

HELMUT, LEON, EUGENE, FRANCIS (ensemble en se retournant) : Oui ?

ACHILLE : Ecoutez, je vous connais depuis si longtemps, je ne vais pas vous laisser repartir comme ça.

LEON : Ah, ce brave Achille !

FRANCIS : Je savais que tu ne nous oublierais pas. Un ami, ça ne vous laisse pas tomber.

EUGENE : Toi, tu as pitié de nous. Tu es généreux et c’est pour cela qu’on t’aime.

HELMUT : Et ce dernier verre, on va le boire en ton honneur !

ACHILLE : Qui te parle de dernier verre ?

FRANCIS : Toi, non ?

ACHILLE : Vous n’avez pas oublié votre promesse, j’espère ?

LEON : Bien sûr que non. Mais un petit verre de temps en temps ne fait pas de mal.

EUGENE : Et puis, on commence demain. Le jour d’aujourd’hui ne compte pas.

ACHILLE : Je vous parle de la deuxième partie du marché. Il était question d’ardoise, il me semble…

LEON : Mais elle nous a trompés, tu l’as vu comme nous.

ACHILLE : Vous vouliez la bouteille, elle vous a laissé la bouteille. Je ne vois rien d’irrégulier là-dedans.

HELMUT : Bon, bon, on te règlera nos dettes demain.

ACHILLE : Pas demain, maintenant.

HELMUT : Mais Achille, j’ai juste assez pour le taxi.

EUGENE : Moi aussi.

FRANCIS : Moi, pareil.

ACHILLE : En fait, je crois que vous n’allez même pas avoir assez pour le taxi.

LEON : Au contraire, on a pris les devants et compté la somme exacte en amont.

ACHILLE : Mais comment comptez-vous régler le cognac ?

LEON : Quel cognac ?

ACHILLE : Cette bouteille, là, sur le comptoir. Vous me l’avez vidée, et c’est que ce n’est pas pour toutes les bourses, un carburant comme cela.

LEON : Tu plaisantes ?

HELMUT : Mais on ne l’a pas touchée, ta bouteille !

EUGENE : On n’en a même pas bu une goutte.

FRANCIS : C’est cette fille qui…

ACHILLE : Quelle fille ?

FRANCIS : Tu sais bien…

ACHILLE : Je n’ai vu aucune fille dans les parages ce soir. Tout ce que je vois, c’est que la salle est vide, à part vous.

HELMUT : Quoi ? Mais tu te moques de nous ?

LEON : C’est la meilleure, celle-là…

ACHILLE : Encore une de vos apparitions d’ivrogne, sans doute. Quand on vide plusieurs bouteilles, dont une de cognac, il ne faut pas s’étonner de voir des éléphants roses, des singes et des jeunes filles.

LEON : C’est la meilleure de toutes…

ACHILLE : En attendant, comme je pense ne pas me tromper en disant que vous n’avez pas de quoi payer… (Il se baisse sous le comptoir et se relève avec un balai à la main.) Tiens Francis, tu vas passer le balai.

FRANCIS : Moi ?

ACHILLE : Eugène, je te laisserai terminer la vaisselle et le rangement.

EUGENE : Trop aimable.

ACHILLE : Léon, va dans la remise. Il faudrait mettre de l’ordre et vérifier les stocks.

LEON : Allez, quoi d’autre encore…

ACHILLE : Helmut… (en accentuant la prononciation du H)

HELMUT : Non.

ACHILLE : Quoi ?

HELMUT : Non, je ne le ferai pas.

ACHILLE : Tu ne sais pas ce que je vais te demander.

HELMUT : Dis toujours.

ACHILLE : Tu vas trier et sortir les poubelles, et quand tu auras fini, tu aideras Léon.

HELMUT : C’est bien ce que je disais, c’est non.

ACHILLE : Moi, je rentre car j’ai eu une journée exténuante. (Il met son manteau, son chapeau et prend ses clefs.) Bonsoir, Messieurs. On se reverra probablement demain matin.

Il sort sous le regard des quatre hommes perdus, qui restent immobiles pendant quelques secondes avant de finalement se mettre à leurs tâches respectives.

FRANCIS : Les gars ? Qu’est-ce qu’on fait pour la motarde, finalement ?

HELMUT : Ne m’en parle pas, elle me monte au nez.

LEON : Moi, je ne vois pas de quoi tu parles. Tu vois, toi, Eugène ?

EUGENE : Non plus.

FRANCIS : Mais si, la… la fille.

EUGENE : Quelle fille ? Ça ne me dit rien.

LEON : Moi non plus.

FRANCIS : Elle était… elle était… Tiens,  je ne sais plus.

LEON : Ah, tu vois.

EUGENE : Et voilà.

FRANCIS : Mais… alors, je… Bon, je ne dis plus rien, alors.

HELMUT : C’est ça, tais-toi et balaie.

Fin

Ajouter un commentaire